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L A R É V O L U T I O N M A N E T, PA R P I E R R E B O U R D I E U – pages 14 et 15
MACHIAVEL CONTRE LE MACHIAVÉLISME PAR OLIV I ER P I RONET Page 27.
5 , 4 0 € - Mensuel - 2 8 p a g e s
N° 716 - 60e année. Novembre 2013
ENQUÊTE DANS LES ENTREPÔTS DU COMMERCE EN LIGNE
Amazon, l’envers de l’écran
Avec ses patrons célébrés par Hollywood, ses écrans lisses et ses couleurs acidulées, l’économie numérique évoque l’immatérialité, l’horizontalité, la créativité. Enquêter sur Amazon révèle une autre facette. Celle d’usines géantes où des humains pilotés par ordinateur s’activent jusqu’à l’épuisement.
P A R N O T R E E N V O Y É S P É C I A L
J E A N - B A P T I S T E M A L E T *
DÉTACHANT son regard des affiches du syndicat allemand Ver.di – le syndicat unifié des services – punaisées au mur de la salle de réunion, Mme Irmgard Schulz se lève soudain et prend la parole. «AuJapon, raconte-t-elle, Amazonvientderecruterdeschèvres pour qu’elles broutent aux abords d’un entrepôt. L’entrepriselesabadgéesaveclamêmecartequecelle quenousportonsautourducou.Toutyest:lenom, laphoto,lecode-barres.»Nous sommes à la réunion hebdomadaire des employés d’Amazon à Bad Hersfeld (Land de Hesse). En une image, l’ouvrière logistique vient de résumer la philosophie sociale de la multinationale de vente en ligne, qui propose au consommateur d’acheter en quelques clics et de se faire livrer sous quarante-huit heures un balai-brosse, les œuvres de Marcel Proust ou un motoculteur (1).
A travers le monde, cent mille personnes s’affairent au sein de quatre-vingt-neuf entrepôts logistiques dont la surface cumulée totalise près de sept millions de mètres carrés. En moins de deux décennies, Amazon s’est propulsé à l’avant-scène de l’économie numérique, aux côtés d’Apple, Google et Facebook. Depuis son introduction en Bourse, en 1997, son chiffre d’affaires a été multiplié par quatre cent vingt, atteignant 62 milliards de dollars en 2012. Son fondateur et président-directeur général, M. Jeffrey Preston (« Jeff ») Bezos, libertarien et maniaque, inspire aux journalistes des portraits d’autant plus flatteurs qu’il a investi en août dernier 250 millions d’euros – 1 % de sa fortune personnelle – dans le rachat du vénérable quotidien américain TheWashingtonPost.Le thème de la réussite économique éclipse à coup sûr celui des conditions de travail.
(Lire la suite page 20.)
* Journaliste. Auteur de l’enquête En Amazonie. Infiltré dans le « meilleur des mondes » (Fayard, Paris, 2013), pour laquelle il a travaillé comme ouvrier intérimaire dans un entrepôt français d’Amazon en novembre 2012.
(1) En dépit de nos demandes répétées, Amazon n’a pas souhaité répondre à nos questions.
JESPER CHRISTIANSEN. – « Hangarmaleri #1 », 1996
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Lampedusa
PAR SERGE HALIMI
IL Y A trente ans, fuir le système politique oppressif de leur pays valait aux candidats à l’exil les louanges des pays riches et de la presse. On estimait alors que les réfugiés avaient «choisilaliberté»,c’est-à-dire l’Occident. Un musée honore ainsi à Berlin la mémoire des cent trente-six fugitifs ayant péri entre 1961 et 1989 en essayant de franchir le mur qui coupait la ville en deux.
Les centaines de milliers de Syriens, de Somaliens, d’Erythréens qui, en ce moment, « choisissent la liberté » ne sont pas accueillis avec la même ferveur. A Lampedusa, une grue a été requise, le 12 octobre dernier, pour charger sur un navire de guerre les dépouilles de près de trois cents d’entre eux. Le mur de Berlin de ces boat people fut la mer ; la Sicile, leur cimetière. La nationalité italienne leur a été concédée à titre posthume.
Leur décès semble avoir inspiré des responsables politiques européens. Le 15 octobre dernier, M. Brice Hortefeux, ancien ministre de l’intérieur français, estima par exemple que les naufragés de Lampedusa obligeaient à répondre «à une première urgence : faire ensortequelespolitiques sociales denospayssoientmoinsattractives(1) ».Et il s’en prit aux prodigalités qui attirent, selon lui, les réfugiés vers les côtes du Vieux Continent : «L’aidemédicaled’Etatpermetàdespersonnesqui sontvenuessurleterritoiresansrespecternosrègles [d’être soignées gratuitement],alorsque,pourlesFrançais,ilpeuty avoirjusqu’à50eurosdefranchise.»
Il ne lui restait plus qu’à conclure : «La perspective de bénéficier d’une politique sociale attractive est unélément moteur.Onn’apluslesmoyensdefairecela.» On ne sait si M. Hortefeux imagine aussi que c’est appâtés par les aides sociales pakistanaises qu’un million six cent mille Afghans ont trouvé refuge dans ce pays. Ou que c’est pour profiter des largesses d’un royaume dont la richesse par habitant est sept fois inférieure à celle de la France que plus de cinq cent mille réfugiés syriens ont déjà obtenu l’asile en Jordanie.
L’Occident se prévalait il y a trente ans de sa prospérité, de ses libertés comme d’un bélier idéologique contre les systèmes qu’il combattait. Certains de ses dirigeants utilisent dorénavant la détresse des migrants pour précipiter le démantèlement de tous les systèmes de protection sociale. Peu importe à de tels manipulateurs de malheur que l’écrasante majorité des réfugiés de la planète soient presque toujours accueillis par des pays à peine moins misérables qu’eux.
Quand l’Union européenne ne somme pas ces Etats, déjà proches du point de rupture, de «faire cesser le business indignedesembarcationsdefortune (2) »,elle leur enjoint de devenir son glacis, de la protéger des indésirables en les traquant ou en les détenant dans des camps (3). Le plus sordide est que tout cela n’aura qu’un temps. Car, un jour, le Vieux Continent fera de nouveau appel à de jeunes immigrés pour endiguer son déclin démographique. Alors les discours s’inverseront, les murs tomberont, les mers s’ouvriront...
(1) RTL, 15 octobre 2013. (2) Tweet de Mme Cecilia Malmström, commissaire européenne aux affaires intérieures, mettant en cause la Libye et la Tunisie, le 11 octobre 2013.
(3) Lire Alain Morice et Claire Rodier, « Comment l’Union européenne enferme ses voisins », Le Monde diplomatique, juin 2010.
UNE DIPLOMATIE PUGNACE
La Russie est de retour
Tandis que les révélations sur l’espionnage systématique de ses alliés embarrassent Washington, Moscou paraît aligner les succès sur la scène internationale (affaire Snowden, question syrienne). Héritière d’une diplomatie redoutée mais affaiblie depuis la chute de l’URSS, la Russie ambitionne de retrouver son rang de grande puissance.
PA R J A C Q U E S L É V E S Q U E *
AU cours des derniers mois, le président russe Vladimir Poutine a remporté deux succès majeurs sur la scène internationale. Au mois d’août, il a offert l’asile à l’informaticien américain Edward Snowden, auteur de fuites retentissantes sur les systèmes de surveillance numérique de l’Agence nationale de sécurité (National Security Agency, NSA). Il a alors pu se targuer du fait que la Russie était le seul Etat capable de résister aux exigences de Washington. La Chine ellemême s’était déf ilée, suivie par le Venezuela, l’Equateur et Cuba, qui ont multiplié les faux-fuyants.
Paradoxalement, les pressions exercées par le vice-président Joseph Biden et par le président Barack Obama auprès des gouvernements tentés d’accueillir le jeune Américain ont largement contribué au succès de M. Poutine. Washington a agi comme si M. Snowden représentait un risque de sécurité presque comparable à celui qu’incarnait l’ancien dirigeant d’AlQaida, Oussama Ben Laden. Il a même obtenu de ses alliés qu’ils interdisent leur espace aérien à l’avion du président bolivien Evo Morales (1), suspecté de transporter l’informaticien. Une telle atmosphère a contribué à mettre en relief l’« audace » de M. Poutine, tant sur la scène politique russe qu’à l’international. A
Moscou, nombre de ses opposants ont salué son geste, au nom de la défense des droits et des libertés civiles.
Mais le véritable succès de M. Poutine, d’une portée bien supérieure, a été remporté dans le dossier syrien. Grâce à la promesse qu’il a arrachée à M. Bachar Al-Assad de détruire, sous contrôle international, toutes les armes chimiques de son pays, M. Obama a en effet décidé de renoncer « provisoirement » aux bombardements punitifs qu’il envisageait. Jusquelà, la Maison Blanche avait menacé la Russie d’isolement, la vilipendant pour son soutien au régime de Damas et son opposition à toute sanction de l’Organisation des Nations unies (ONU).
Or M. Poutine apparaît aujourd’hui comme l’homme d’Etat qui est parvenu à éviter une expédition militaire aux conséquences redoutées.Là encore, sa victoire a été facilitée par les mauvais calculs de l’administration américaine. Après avoir essuyé le refus du Royaume-Uni de s’associer à l’opération qu’il envisageait, M. Obama était sur le point de connaître un second échec, aux conséquences imprévisibles, dans sa tentative d’obtenir l’aval du Congrès américain.
(Lire la suite page 18.)
* Docteur en science politique et chargé de cours à l’université du Québec à Montréal. Auteur de l’essai Le Retour de la Russie (Varia, Montréal, 2007).
(1) Lire « Moi, président de la Bolivie, séquestré en Europe », Le Monde diplomatique, août 2013.
★ S O M M A I R E C O M P L E T E N P A G E 2 8
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