AU PAYS OÙ LE « GUN » EST ROI – pages 4 et 5

À QUAND LA VICTOIRE ? PAR PHILIPPE POUTOU Page 20.

Mensuel - 28 pages

No 841 - 70e année. Avril 2024

Dossier : L’envers d’une puissance

L’Inde, une démocratie ? Depuis son arrivée au pouvoir, il y a dix ans, le premier ministre Narendra Modi opère une rupture avec le projet séculariste imaginé par les pères de la Constitution indienne. Cette évolution se carac- térise par une ethnicisation de la démocratie et par l’ émergence d’une forme d’autoritarisme qui sape l’ensemble des institutions.

Par Christoph e

Jaffrelot *

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Le succès électoral de M. Narendra Modi depuis 2014 repose sur la com- binaison inédite d’un style populiste et de l’hindutva. Ce mouvement nationa- liste hindou a pour matrice le Rashtriya Swayamsevak Sangh (Corps des volon- taires nationaux, RSS), une organisation paramilitaire née en 1925. Son projet : muscler les jeunes hindous tant au plan physique qu’au plan moral pour « résister » aux musulmans, accusés de menacer la majorité.

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ACHARYA

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DHRUVI ACHARYA. – « Underwater Smog » (Smog sous-marin), 2023

M. Modi rejoint le RSS enfant, consacre sa vie au mouvement (au point de ne pas habiter avec son épouse et de n’embrasser aucune carrière professionnelle) : il en gra-

* Directeur de recherche au Centre de recherches internationales (CERI), Sciences Po - Centre national de la recherche scientifique (CNRS), auteur de L’Inde de Modi. National-populisme et démocratie ethnique (Fayard, Paris, 2019) et de Modi’s India. Hindu Nationalism and the Rise of Ethnic Democracy (Princeton University Press, 2021).

vit tous les échelons, jusqu’à devenir le principal dirigeant au Gujarat, sa province d’origine, où il prend la tête du gouvernement en 2001. L’année suivante, il préside à un pogrom antimusulman qui fait environ deux mille victimes – une stratégie de polarisation religieuse lui permettant de remporter les élections régionales en décembre 2002. Après qu’il connaît des succès comparables en 2007 et en 2012, il s’impose en 2014 comme le candidat naturel de sa formation, le Bharatiya Janata Party (Parti du peuple indien, BJP), au poste de premier ministre.

(Lire la suite page 14.)

L’histoire comme arme de guerre C

Par Benoît Bréville

’EST comme le jeu des sept différences, mais à l’envers. Plutôt que de chercher des dissemblances sur deux dessins presque identiques, il faut repérer des points communs sur des images disparates, mais qui comportent tant de détails qu’on peut toujours y trouver certaines similitudes. Les temps de guerre se prêtent particulièrement à l’exercice. Commentateurs et décideurs traquent alors dans le passé tout événement qui pourrait, de quelque façon que ce soit, s’apparenter à la situation contemporaine.

Depuis deux ans, la guerre en Ukraine a pu être comparée au premier conflit mondial, au prétexte qu’elle se déroulait aussi dans des tranchées boueuses ; à la crise des missiles de Cuba (octobre 1962), qui menaçait également l’humanité d’un holocauste nucléaire ; à toutes les interventions extérieures de l’URSS (Berlin en 1953, Budapest en 1956, Prague en 1968, Kaboul en 1979) ; à la guerre Iran-Irak entre deux États voisins (1980-1988) ; à celle du Kosovo qui cherchait à se dégager de l’emprise de la Serbie… M. Volodymyr Zelensky, avec ses communicants, excelle à ce petit jeu. Famine de 1933, Grande Terreur stalinienne, conflits en Afghanistan, en Tchétchénie ou en Syrie, et même accident de Tchernobyl : toute tragédie historique lui fait penser à l’invasion de son pays. Le président ukrainien sait même adapter ses références à son auditoire. Devant le Congrès américain, il évoque les attaques de Pearl Harbor et du 11-Septembre. Face aux députés belges, il cite la bataille d’Ypres. À Madrid, c’est la guerre civile espagnole, le massacre de Guernica ; et en République tchèque, le « printemps de Prague » (1).

Plus l’événement est dramatique, plus l’analogie est efficace, prompte à susciter l’empathie pour mieux emporter l’adhésion. Aussi la seconde guerre mondiale figure-t-elle logiquement en tête des références. M. Vladimir Poutine ne jure que par la « grande guerre patriotique » ; tous ses ennemis sont des « nazis ». Mais le président russe se trouve lui-même comparé à Adolf Hitler, Marioupol à Stalingrad, l’annexion de la Crimée à celle des Sudètes… Avec la sempiternelle référence aux

accords de Munich de septembre 1938, quand la France et le Royaume-Uni s’entendaient avec l’Allemagne nazie pour abandonner au IIIe Reich cette région de Tchécoslovaquie dans l’espoir de freiner ses appétits expansionnistes. Devenu synonyme de lâcheté et de trahison, l’épisode sert depuis lors à disqualifier les défenseurs de l’« apaisement », du moindre compromis face à l’escalade guerrière – ceux qui s’opposèrent à l’intervention franco-britannique de Suez en 1956, à la guerre du Vietnam dans les années 1960, à celle du Golfe en 1990-1991… Même le général Charles de Gaulle fut traité de munichois pour avoir signé les accords d’Évian, qui mirent fin aux combats en Algérie.

Cette avalanche d’analogies n’a pas seulement un effet rhétorique. Le choix des comparaisons pèse parfois sur les décisions stratégiques elles-mêmes. Le politiste Yuen Foong Khong a ainsi montré combien le souvenir de Munich imprégnait la pensée des dirigeants politiques américains lors de la guerre du Vietnam ; non pas seulement leurs discours, mais aussi leurs réflexions, leurs débats, au point de justifier à leurs yeux la nécessité d’une intervention militaire. S’ils avaient songé à l’expérience française en Indochine dans les années 1950 et à la défaite de Dien Bien Phu, remarque le chercheur, ils auraient peut-être perçu ce pays comme imprenable, ce qui les aurait conduits à une plus grande prudence. Mais « les dirigeants politiques sont de piètres historiens, écrit-il. (…) Leur répertoire de parallèles historiques est restreint, si bien qu’ils choisissent et appliquent les mauvaises analogies » (2).

(Lire la suite page 21.)

(1) Matej Friedl, « War in Ukraine as the Second World War : How is Zelensky shaping the perception of war through historical analogies », Adapt Institute, 2 août 2023, www.adaptinstitute.org

(2) Yuen Foong Khong, Analogies at Wa r. Korea, Munich, Dien Bien Phu, and the Vietnam Decisions of 1965, Princeton University Press, 1992.

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SOMMAIRE COMPLET EN PAGE 28

Plus de camions, plus de bitume

L’autoroute et le marchand

de sable Le Parlement européen a adopté le 12 mars dernier une directive favorable aux « mégacamions ». La circulation de ces mastodontes – dont le poids peut atteindre 60 tonnes – affaiblit le fret ferro- viaire autant qu’elle dégrade l’ état du réseau routie r, support de 90 % du transport hexagonal de marchandises. En France, comme ailleurs, c’est le libre-échange qui aménage le territoire.

Par Nelo Magalhães *

De son premier enrobé à sa dernière bande blanche, l’autoroute est un produit idéologique. En Italie puis en Allemagne, l’autostrada et l’Autobahn se rattachent explicitement aux régimes fasciste et nazi. En France, elle « désenclave », mène aux vacances (« autoroute du Soleil »), apporte « le progrès, l’activité et la vie (1) », s’enthousiasme en 1962 le ministre des finances Valéry Giscard d’Estaing. Après que le Congrès mon- dial de la route a formulé sa définition, le législateur français la reprend en 1955, et avalise plusieurs choix de nature poli- tique. Première nouveauté, il s’agit d’une voie « réservée à la circulation mécani- sée ». De bon sens aujourd’hui, cette exi- gence constitue alors une victoire de l’au- tomobile dans la longue lutte de mise à l’écart des autres usagers – piétons, bicy- clettes, tramways, hippomobiles – des réseaux routiers, particulièrement vio- lente en ville dans l’entre-deux-guerres. L’autoroute doit du reste être « libérée de tout accès direct des riverains ainsi que de toute intersection à niveau avec d’autres circulations » et, précise une cir- culaire ministérielle en 1962, répondre à une « vitesse de base élevée ». Cet impé- ratif de fluidité hiérarchise les mobili-

tés : la suppression des feux rouges et des passages à niveau, nécessaire aux trajets longue distance, se traduit par une profonde coupure territoriale (« effet tunnel ») et par l’allongement des trajets de courte distance des riverains… qui finissent par se reporter vers leurs voitures pour franchir l’autoroute. L’espace continu des uns, marqué par de rares points d’entrée et de sortie, requiert la discontinuité de l’espace des autres.

Mais l’autoroute est aussi un produit matériel. Ses propriétés se reflètent dans sa géométrie et les reliefs. La vitesse de base revient à exiger des pentes très faibles, des rayons de courbure importante, ou une largeur suffisante pour les dépassements. L’interdiction de toute intersection avec d’autres voies implique des ponts, viaducs, tunnels, échangeurs et raccordements supplémentaires pour qu’elles franchissent l’autoroute. Il faut construire en moyenne un pont, de grande taille et en béton, par kilomètre. Tant du point de vue de sa largeur, de sa pente, de ses rayons que de son épaisseur, une autoroute est sans commune mesure avec une grande route au XiXe siècle. Le saut géométrique s’observe quantitativement.

* Postdoctorant à l’Institut de la transition environnementale (ITE - Alliance Sorbonne Université). Auteur d’Accumuler du béton, tracer des routes. Une histoire environnementale des grandes infrastructures, La Fabrique, Paris, 2024, dont ce texte est adapté.

(Lire la suite pages 18 et 19.)

(1) Déclaration de Valéry Giscard d’Estaing, Radiodiffusion-télévision française (RTF), 23 février 1962, www.ina.fr