QUAND LA DÉMOCR ATIE AMÉRICAINE ORGANISAIT LE RACISME – pages 20 et 21
LE LEGS DES MANOUCHIAN PAR CÔME LEYMARIE Page 27
Mensuel - 28 pages
N o 840 - 70e année. Mars 2024
Désordre dans l’ordre intern ational
La terre ne ment toujours pa s
Ce que veut
la Chine Aux États-Unis, républicains et démocrates se déchirent sur à peu près tout. Sauf quand il est question de la Chine : alors, la ligne « dure » balaie les clivages. En France, l’alignement du Quai d’Orsay sur cette posture de Washington entérine une forme de rupture avec Pékin. Mais en quoi consiste exactement la menace que l’empire du Milieu ferait peser sur l’Occident ?
Comment l’extrême droite
laboure la campagne En exaltant la terre et la paysan- nerie, en exploitant le sentiment d’abandon, l’extrême droite par- vient à s’ implanter dans les ter- ritoires ruraux. Mais ce discours ignore les causes profondes de la colère des agriculteurs et de la dévastation des campagnes.
Par Renaud Lambert
Une conviction structure les dis- cours dominants concernant la Chine : le pays tenterait de renverser l’« ordre international » afin d’en édifier un neuf, à son image. Pour ce faire, Pékin déploie- rait patiemment une « grande stratégie », sa « feuille de route vers le pouvoir mondial (1) », selon le politiste David B. H. Denoon. Membre de la très conser- vatrice Heritage Foundation et architecte de la politique de l’ancien président Donald Trump envers la Chine, Michael Pillsbury estime même que la « stratégie secrète » de Pékin a été établie dès 1949, date de la proclamation de la République populaire, et qu’elle court sur un siècle…
Cette perspective préoccupe d’autant plus qu’elle serait pilotée – parfois
même imaginée – par un autocrate solitaire : « Xi Jinping, le roi rouge » (Les Échos, Paris, 1er juillet 2021), dont « les ambitions pour le leadership mondial deviennent de plus en plus claires » (Nikkei Asia, Tokyo, 16 octobre 2023). Un homme bien déterminé à « remodeler le monde » (Cable News Network [CNN], 10 novembre 2023), notamment grâce aux nouvelles routes de la soie, « la première étape de la stratégie chinoise » (Nikkei Asia, 16 octobre 2023).
(Lire la suite pages 8 et 9.)
(1) David B. H. Denoon, China’s Grand Strategy. A Roadmap to Global Power ?, New York University Press, 2021.
Par Philippe Baqué *
Petit village du Tarn-et-Garonne, Montjoi a acquis une notoriété natio- nale après la diffusion sur YouTube, en juin 2023, d’une vidéo de l’influenceur Papacito. Le militant de l’extrême droite radicale y prend la défense d’un éleveur de porcs en guerre contre le maire de son village au sujet d’un chemin rural, propriété de la municipalité, menant à son exploitation. De son vrai nom Ugo Gil Jimenez, Papacito avait déjà fait scandale deux ans plus tôt, en mettant en scène l’exécution d’un mannequin grimé en militant antifasciste. Dans la nouvelle vidéo, des hommes cagoulés et lourdement armés, protecteurs d’un pay- san « victime de la franc-maçonnerie »,
* Journaliste.
Punitions collectives C
Par Benoît Bréville
’ÉTAIT l’un des pires châtiments dans la Grèce antique. En cas de meurtre politique ou de haute trahison, l’assemblée des citoyens pouvait décider la kataskaphê, la destruction de la maison du coupable, et la condamnation de sa famille à l’exil. Par cette peine, écrit l’historien Walter R. Connor, la cité voulait matérialiser « la mise à l’écart définitive de la société du transgresseur et de ses descendants (1) ». Le moindre de leurs biens devait être réduit en poussière, afin d’éviter qu’il ne soit vendu ou échangé, et il arrivait même que l’on déterre les os de leurs ancêtres pour les jeter hors de la ville.
En matière de punition collective, la Chine impériale ne manquait pas non plus d’imagination. Pendant des siècles, elle a appliqué le principe d’« exécution du clan », c’est-à-dire la liquidation des familles de certains criminels. Toute la lignée pouvait y passer, ainsi que la belle-famille et parfois au-delà. Accusé de contester la légitimité de l’empereu r, l’érudit Fang Xiaoru fut tué en 1402 avec l’ensemble de son entourage, depuis ses neveux jusqu’à ses élèves et ses amis, soit un total de 873 personnes.
en ciblant l’intégralité d’une ville : tous les habitants de la bande de Gaza doivent payer pour les massacres du Hamas.
En France aussi flotte dans l’air un parfum de culpabilité par association. Sitôt qu’un immigré commet un crime, des voix s’élèvent pour réclamer une loi qui pénaliserait l’ensemble des étrangers. On ne compte plus les dirigeants politiques impatients de châtier les parents pour les méfaits de leurs enfants. Mme Valérie Pécresse (Les Républicains, LR) souhaite les priver d’allocations familiales, M. Éric Zemmour (Reconquête) les expulser des logements sociaux, M. Éric Ciotti (LR) les envoyer en prison… Comme aux États-Unis, où les parents peuvent se retrouver quelques jours derrière les barreaux lorsque leur progéniture sèche trop souvent l’école – méthode qui n’a jamais produit aucun résultat, hormis de précariser encore davantage des familles déjà fragiles.
Courantes dans l’Antiquité et au Moyen Âge, de telles sanctions passeraient aujourd’hui pour barbares. La justice moderne ne repose-t-elle pas sur le principe de responsabilité personnelle ? Et le droit international ne range-t-il pas les peines collectives parmi les « crimes de guerre » ? Nul ne saurait être puni pour des fautes qu’il n’a pas commises : même les régimes les plus autoritaires reconnaissent ce principe, au moins sur le papier.
En Palestine, le temps des châtiments collectifs semble pourtant n’avoir jamais disparu. Depuis des décennies, Israël rase les maisons de Palestiniens accusés de terrorisme, avant même toute condamnation judiciaire, mettant leur famille à la rue dans un seul but de vengeance, d’humiliation et d’intimidation. Cela touche aussi les habitants de Jérusalem-Est, qui peuvent perdre leur titre de résidence à cause des actes d’un proche. Comme de nombreux États en guerre, l’armée de Tel-Aviv pratique également l’exécution de voisinage, en pilonnant des immeubles entiers pour atteindre un suspect et même, depuis les attaques du 7 octobre,
Jadis apanage de l’extrême droite, l’idée a récemment conquis le camp du président Emmanuel Macron. « Il faudrait qu’à la première infraction, on arrive à sanctionner financièrement et facilement les familles, une sorte de tarif minimum dès la première connerie », préconisait le chef de l’État au lendemain des émeutes de l’été 2023, dans une logique digne de la mafia : un individu se montrerait d’autant plus obéissant qu’il sait ses proches menacés. Chargée d’affiner ce projet, la ministre des solidarités a promis la mise en place de travaux d’intérêt général pour les « parents défaillants », une sanction pénale assortie d’une menace d’emprisonnement en cas de non-exécution.
Les amateurs de kataskaphê inventent un nouveau contrat social : en haut de l’échelle, tout succès mérite récompense individuelle ; en bas, tout échec appelle une punition collective.
(1) Walter R. Connor, « The razing of the house in Greek society », Transactions of the American Philological Association, vol. 115, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1985.
ÉDITION ABONNÉS INTERDIT À LA VENTE
SOMMAIRE COMPLET EN PAGE 28
MIN JUNG-YEON. – « L’Air fragile », 2011
pourchassent un personnage déguisé en fouine, censé incarner le maire. Une fois capturée, la fouine est symboliquement violée, puis exécutée – cinq cent mille vues en quelques jours. Dans la foulée, M. Christian Eurgal, l’édile sans étiquette, a dû être placé sous protection policière après avoir reçu des menaces de mort. L’éleveur n’était pourtant pas connu comme un militant d’extrême droite : il était même porte-parole départemental de la Confédération paysanne, syndicat agricole classé à gauche.
« Je ne demande qu’à exercer ma profession et, pour cela, je revendique un accès digne à mon exploitation », confie M. Pierre-Guillaume Mercadal devant des blocs de pierre qui lui interdisent l’entrée du chemin menant à sa ferme en contrebas. Ancien agent de sécurité, il s’est reconverti en 2017 dans l’élevage biologique de porcs laineux. Il a acheté une trentaine d’hectares de bois situés à Montjoi et obtenu toutes les autorisations nécessaires à l’exercice de son activité. Tout se serait bien passé si le chemin menant à son exploitation ne traversait pas le domaine d’un riche Anglais. Quand le propriétaire, soutenu par le maire du village, décide de bloquer le passage, la municipalité propose une autre voie d’accès à M. Mercadal, mais « ce chemin est dangereux pour les camions et les engins agricoles », déplore-t-il d’une voix lasse. Commence alors une guerre d’usure avec menaces, plaintes et procès. L’éleveur reçoit le soutien de la Confédération paysanne et de France Nature Environnement. Malgré les démarches de conciliation, la mairie choisit finalement de privatiser le chemin au bénéfice du propriétaire britannique. M. Mercadal affirme avoir exploré en vain toutes les voies légales et se dit victime d’un système féodal mis en place par un ami du maire, puissant dirigeant politique local. « Faire appel à Papacito, que j’avais rencontré par le biais de réseaux chrétiens, était ma dernière chance », concède-t-il désormais.
« Pierre-Guillaume Mercadal n’est plus porte-parole de la Confédération paysanne, mais il en demeure membre »,
tient à rappeler M. Nils Passedat, agriculteur, militant du syndicat et maire du village de Lavaurette, avant de poursuivre : « Je condamne la vidéo abjecte de Papacito, mais je soutiens M. Mercadal en tant que paysan. Il a une autorisation d’exploitation délivrée par l’administration. Le maire de Montjoi aurait dû lui assurer un chemin d’accès sécurisé. » Mme Hélène Massip, nouvelle représentante du syndicat, se désole : « Un homme désespéré qui n’a plus rien à perdre peut faire ça. On parle de la montée de l’extrême droite dans le milieu rural, mais c’est la conséquence du pouvoir d’une bureauc ratie écrasante et déshumanisée, une pure création collective. »
Avec les mêmes méthodes provocatrices que Papacito, les influenceurs de la « virilosphère » opposent sur leurs chaînes YouTube la France des villages et de la ruralité, qui serait porteuse de traditions saines, de valeurs patriotiques et d’enracinement, à celle des villes polluées par le féminisme, l’antiracisme et le multiculturalisme. Masculiniste et soutien de M. Éric Zemmour, M. Baptiste Marchais, ex-champion de France de développé couché, invitait sur sa chaîne en 2021 l’ancien député des Pyrénées-Atlantiques Jean Lassalle pour dévorer avec lui d’énormes côtes de bœuf saignantes et entonner les louanges du pays authentique. Une vidéo visionnée 1,4 million de fois. « Depuis les années 1980, sous l’influence d’Alain de Benoist, théoricien de la nouvelle droite, la ruralité est très importante au sein de la mouvance identitaire, pour laquelle elle figure la France éternelle, rappelle Stéphane François, chercheur en science politique à l’université de Mons (Belgique). Le paysan enraciné s’oppose à la mondialisation. » Une frange de l’extrême droite, plus radicale encore que le Rassemblement national (RN), rêve de conquérir les campagnes pour y développer des « zones identitaires à défendre », selon la terminologie du mouvement Génération identitaire (dissous en 2021).
(Lire la suite pages 16 et 17.)
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