H AUX ÉTATS-UNIS, LA GENTRIFICATION PAR L’ÉCOLE – page 16

Mensuel - 28 pages

GUERRE D’INFLUENCE SUR LES ÉCRANS AFRICAINS PAR ANDRÉ-MICHEL ESSOUNGOU

Pages 12 et 13.

N° 825 - 69e année. Décembre 2022

DÉSARROI DES FORCES DE RÉPRESSION

QUAND L’ÉTAT FAIT LE CHOIX DE L’INÉGALITÉ

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En Iran, le pouvoir se fracture

Face aux manifestants, qui demeurent déterminés, le régime a opté pour la méthode dure afin de ramener le calme. Mais une fraction de la hiérarchie religieuse regrette l’absence de mécanismes conciliateurs entre le pouvoir et la contestation.

PAR STÉPHANE A. DUDOIGNON *

ANS son essai sur « La tyrannie » (1), le poète et essayiste Joseph Brodsky recommandait, pour le choix d’un tyran, d’en prendre un vieux. Le maître pétersbourgeois postulait entre autres qu’en raison du temps qu’il passe à se soucier de son métabolisme un dictateur âgé s’occupe moins des affaires de l’État. Cette suggestion vaudrait-elle pour M. Ali Khamenei, bientôt 85 printemps, Guide suprême de la révolution et de la République islamique iraniennes depuis 1989 ?

C’est ce qu’a pu laisser penser l’apparente sidération du Guide face à la succession de soulèvements déclenchés, dans tout l’Iran, par la mort de Mahsa Amini aux mains de la police de la mora-lité (Gasht-e Ershad), le 16 septembre (2). Au cours de ces semaines décisives, il a paru dépassé par les événements, jusqu’à ce que ses forces de l’ordre, le 26 octobre, commencent à tirer à balles réelles sur les manifestants, tandis que la violence

*Directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique - Groupe sociétés, religions, laïcité (CNRS-GSRL), auteur de l’ouvrage Les Gardiens de la révolution islamique d’Iran. Sociologie politiqued’une milice d’État, CNRS Éditions, Paris, 2022.

gagnait les lieux saints du pays. Ainsi, l’attentat contre le sanctuaire chiite Chah-Tcheragh de Chiraz, le 27 octobre, a certes été immédiatement attribué à l’Organisation de l’État islamique (OEI) par les autorités, mais une part du mouvement de protestation y a vu aussi une tentative de le discréditer et d’effrayer la société. Les homologues de M. Khame-nei dans la haute hiérarchie religieuse ne s’y sont pas trompés, du reste, certains lui attribuant une responsabilité directe dans les répressions. Et tandis que d’aucuns lui reprochaient de trahir le modèle du prophète Muhammad («Mahomet»), en recourant à une violence létale à grande échelle contre une population musulmane (3), d’autres clercs exigeaient sa mise en jugement, un fait sans précédent dans les annales de la République islamique.

(Lire la suite page 9.)

(1) Texte de 1980, dans Loin de Byzance, Fayard, Paris, 1988.

(2) Cf. Pierre Ramond, «Dix points sur l’embrasement iranien », Le Grand Continent, Paris, 22 septembre 2022.

(3) Discours (en persan) du 24 octobre 2022, disponible sur www.khabaronline.ir

démocratie. Même face à un adversaire aussi rebutant que le président Vladimir Poutine, la gauche atlantiste eût sans doute rechigné si elle avait dû mobiliser ses ouailles derrière Richard Nixon ou MM. George W. Bush et Donald Trump. En son temps, la colonisation française avait également été présentée comme l’accomplissement d’une mission civilisatrice inspirée par les Lumières, ce qui lui valut le soutien d’une partie de l’intelligentsia progressiste. Dorénavant, le combat contre l’autoritarisme russe, iranien, chinois permet de réarmer moralement l’Occident (1).

Le 24 octobre dernier, une lettre de trente parlementaires démocrates a salué la politique ukrainienne du président Joseph Biden tout en réclamant que des négociations concluent la guerre. Ce plaidoyer assez banal déclencha un tel hourvari belliciste sur Twitter que la plupart des courageux signataires se rétractèrent sur-le-champ. L’un d’eux, M. Jamie Raskin, démontra sa virtuosité dans l’exercice d’aplatissement général qui caractérise les périodes d’intimidation intellectuelle : «Moscou est le centre mondial de la haine antiféministe, antigay, antitrans, et le refuge de la théorie du “grand remplacement”. En soutenant l’Ukraine, nous nous opposons à ces conceptions fascistes.» Bien qu’il y manque encore la lutte contre le réchauffement climatique, une redéfinition aussi trompeuse des buts de guerre américains constitue le cousu-main de la gauche impérialiste qui vient.

(1) Cf. Christopher Mott, «Woke imperium : The coming confluence between social justice & neoconservatism», The Institute for Peace & Diplomacy, Toronto, juin 2022.

Qui est protégé contre l’inf lation ?

* Chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et au Centre Maurice-Halbwachs, École normale supérieure de Paris (ENS-PSL).

Impérialisme de la vertu

L A coexistence d’un Sénat contrôlé par les démocrates et d’une Chambre des représentants où les républicains seront majoritaires ne bouleversera pas la politique étrangère des États-Unis. Elle pourrait même révéler à ceux qui l’ignorent une convergence entre le militarisme néoconservateur de la plupart des élus républicains et le néo-impérialisme moral d’un nombre croissant de démocrates.

La chose n’est pas nouvelle. En 1917, le président démocrate Woodrow Wilson engage son pays dans la première guerre mondiale, caractérisée par des rivalités impériales, en prétendant qu’il entend ainsi «garantir la démocratie sur terre». Ce qui ne l’empêche pas d’être simultanément sympathisant du Ku Klux Klan. Plus tard, au cours de la guerre froide, républicains et démocrates se succèdent à la Maison Blanche pour défendre le «monde libre» contre le communisme athée, «empire du Mal». L’Union soviétique disparue, vient le temps de la «guerre contre le terrorisme» dont le président George W. Bush garantit qu’elle mettra fin à la «tyrannie dans le monde».

Corée, Vietnam, Afghanistan, Irak, ces croisades démocratiques font plusieurs millions de victimes, s’accompagnent d’une restriction des libertés publiques (maccarthysme, persécution des lanceurs d’alerte) et associent Washington à un bataillon de grands criminels qui n’ont pas toujours lu Montesquieu. Toutefois, dès lors qu’ils appartiennent au camp américain, aucun d’entre eux, ni le général Suharto en Indonésie, ni le régime d’apartheid en Afrique du Sud, ni Augusto Pinochet au Chili, ne perdra le pouvoir (ni la vie) à la suite d’une intervention militaire occidentale.

La présence d’un démocrate à la Maison Blanche tend à faciliter le maquillage de l’hégémonisme impérial en combat pour la

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IGURE de Léviathan moderne pour les économies occidentales, l’inflation inquiète depuis quelques mois. La pandémie de Covid-19 puis la guerre en Ukraine ont pro voqué une hausse des prix qui semble avoir escamoté les autres préoccupations des banquiers centraux. Les voici qui planifient de plonger l’économie mondiale dans la récession de façon à l’enrayer. Le 21 septem bre 2022, lors d’une conférence de presse, le président de la Réserve fédérale américaine (Fed) Jerome Powell a ainsi proclamé : «Nous avons besoin d’une augmentation du chômage pour lutter contre l’inflation.»

PAR SERGE HALIMI

LARRY RIVERS. – « French Money », 1963

Face à ce «fléau», l’État français adopte deux attitudes diamétralement opposées pour deux types de population. Du côté des salariés, le gouvernement exclut d’introduire des mécanismes de rattrapage automatique. «Nous ne sommes pas une économie administrée, ce n’est pas l’État qui décide des salaires!», a justifié le président Emmanuel Macron lors d’un entretien sur France 2, le 26 octobre 2022. Outre qu’une indexation des rémunérations reviendrait, selon lui, à placer l’économie sous contrôle politique, elle provoquerait de nouvelles hausses de prix, imposant à leur tour une revalorisation des salaires : une «spirale inflationniste sans fin dans laquelle nous refusons en responsabilité de rentrer, car nous serions perdants sur tous les tableaux», explique le ministre de l’économie Bruno Le Maire (1).

L’État «administre» pourtant à échéances régulières le niveau de revenus des investisseurs. Alors que l’un des plus importants économistes du XXe siècle, le britannique John Maynard Keynes, estimait que la hausse des prix offrait un

Les pouvoirs publics ont long -temps mis les salariés à l’abri de l’inflation à travers un méca -nisme d’indexation des rémunéra -tions. Le gouvernement fran çais estime désormais que procéder de la sorte reviendrait à jeter du kérosène sur la flambée des étiquettes, ce que contredit une étude récente du Fonds moné -taire international (FMI). La règle édictée par Bercy ne vaut toutefois pas pour tous.

PAR BENJAMIN LEMOINE *

moyen efficace pour «euthanasier les rentiers» – des acteurs économiques dont il dénonçait le rôle parasitaire – et effacer le coût réel de la dette par l’inflation, le Trésor français leur propose l’équivalent financier du bain de jouvence : les obligations assimilables indexées sur l’inflation française (OATI) ou européenne (OAT€I), des produits qui les immunisent contre toute dépréciation de leur placement liée à la hausse des prix. Ces titres représentent près d’un dixième de l’ensemble des émissions du Trésor français, un quart du total des émissions au Royaume-Uni (22 %), 8 % aux États-Unis et moins de 5 % en Allemagne. Bercy anticipe qu’en 2022 ces OATI conduiront à un coût supplémentaire de 15 milliards d’euros pour l’État français, du fait de la valse des étiquettes (2).

(Lire la suite page 22.)

(1) «Le Maire ne veut pas entendre parler d’une indexation des salaires sur l’inflation», 3 novembre 2022, www.latribune.fr

(2) «Comment l’inflation fait bondir le coût de la dette pour l’État», Les Échos, Paris, 30 juin 2022.

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